On vous a connu concurrents en Figaro pendant de longues années, on vous sait proches, mais aviez-vous déjà navigué ensemble ?
Anthony : Jamais ! Pas même un Tour de Bretagne, ou un stage à Port La forêt …
Thierry : Lorsque je naviguais sur Spindrift, nous avions accueilli Antho pour une journée Test avant qu’il devienne co-skipper d’Actual pour essayer de l’embarquer avec nous sur le Trophée Jules Verne. Mais c’est tout…
Au moment de choisir Thierry comme co-skipper, à combien estimais-tu le vivier de marins capables d’embarquer sur un ULTIM pour performer ?
Anthony : Capables, il y en a plein. Des jeunes talentueux ça ne manque pas, mais il faut les former, ce qui suppose d’avoir le temps de faire ce qu’Yves Le Blévec a fait avec moi. Après, des gens opérationnels tout de suite, ça se compte sur les doigts des deux mains. J’ai appris que la Transat Jacques Vabre était au programme du calendrier ULTIM lorsque j’étais dans le Grand Sud sur Biotherm pendant The Ocean Race. Il fallait agir vite et Thierry faisait partie de la short-list des cinq personnes capables et disponibles.
C’était une bonne nouvelle pour toi cette inscription de la Classe ULTIM à La Route du café ?
Anthony : Ah oui, bien sûr. Nos machines sont aujourd’hui à maturité pour enquiller une Route du café, un retour et le tour du monde (l’Arkea Ultim Challenge qui part le 7 janvier NDR). Je suis très content d’être allé dans le Grand Sud avant ce Tour du monde et très heureux de faire la Transat Jacques Vabre avant. Je ne voulais pas que ce gros événement soit ma première course en tant que skipper du bateau. C’était vraiment le calendrier idéal.
Thierry, lorsque tu as été contacté, comment as-tu réagis ?
J’étais à New York où j’avais participé au convoyage de Spindrift pour le stand-by du record de l’Atlantique. J’avais déjà contacté Antho de mon côté pour lui dire que j’aimerais bien être dans sa liste. Il m’avait répondu que j’en faisais déjà parti mais il était encore en réflexion avec Yves. Quand il m’a rappelé quelques mois plus tard pour me dire que c’était bon, j’ai sauté de joie. J’avais quelques plans pour la Route du café mais celui-là était de loin le plus excitant.
Anthony, quelles sont les qualités de ton co-skipper ? :
Thierry, c’est l’énergie et le sens marin, un sportif aussi. Je le vois comme une sorte de Francis Joyon en plus jeune : La force tranquille. Quelqu’un de posé qui connait les gros bateaux, qui est très mature, c’est génial. En deux-deux, il comprend tout le cockpit et en trois navigations, il était chez lui. Et si tu t’engueules sur un bateau avec Thierry, il faut te remettre en question !
Thierry, tu as l’expérience des grands multicoques, notamment sur Spindrift. Mais est-ce que Actual était pour toi une découverte des trimarans volants ?
Non car j’ai eu la chance de faire pas mal de navigations avec Armel Le Cléac’h et Sebastien Josse sur Banque Populaire XI. On a couru la Finistère Atlantique et j’ai fait une transat ainsi que la Rolex Fastnet Race. J’ai eu la chance de goûter à ces bateaux, ils sont hallucinant. Il y a un vrai gap avec les trimarans archimédiens, même Spindrift qui est très rapide. Tant mieux si je peux amener un peu d’expérience et des petits tips à Antho, sans trahir les équipages qui m’ont déjà accueilli.
Tu as vu les autres faire mais tu as aussi en tête leur standard de performance ?
Oui, tout à fait. Les trois favoris sont en face (il montre par le hublot SVR Lazartigue, Maxi Banque Populaire XI et Edmond de Rothschild NDR). Nous sommes plus en position d’outsiders. Mais on sait qu’en sport mécanique, ce n’est pas forcément le meilleur sur le papier qui gagne. Tellement de paramètres rentrent en jeu qu’on ne va pas prédire l’avenir. On a une belle machine bien optimisée et fiable, c’est déjà génial d’être là…
De 1 à 10, où pensez-vous en être de la maîtrise du bateau ?
Anthony : J’ai commencé avec Yves en 2021, on devait être à 70%. L’an passé à 80% et là, on doit être à 90%. C’est aussi difficile à dire parce que nous n’avons pas navigué dans toutes les conditions de vent. Personne n’a jamais fait de près dans des grosses dépressions avec 5 ou 6 mètres de vagues sur ces bateaux. C’est possible que sur cette Transat Jacques Vabre ou sur le Tour du monde, on trouve des conditions où il n’y aura pas d’échappatoire…
Sur les manœuvres, on doit être à 100%. De toutes façons, tu n’as pas trop droit à l’erreur dans ce domaine sur un ULTIM. Mais il y a toujours une part de maîtrise à obtenir. Continuer à bien optimiser les polaires, les sélects (combinaisons de voilure NDR), quantifier les choses… On navigue encore beaucoup au feeling et il faut de la donnée. Personne ne peut jamais dire s’il est à 100% d’un ULTIM. C’est aussi pour ça qu’on continue la voile, jusqu’à 65 ans pour un Francis Joyon, parce que c’est un sport où l’on cherche toujours à apprendre et donc à prendre du plaisir. Si un jour, tu te sens à 100%, tu as envie d’arrêter
Thierry : Et puis, ton 100% se décale au fur et mesure que tu progresses, que tu prends confiance, que la technologie évolue.
Anthony : Et comme ces bateaux sont en développement permanent, le 100% est oscillant. Tu changes un truc, tu perds d’abord un peu de potentiel parce que ça modifie tes automatismes, puis tu progresses avec et tu dépasses ton niveau de performances initial. Vient ensuite un nouveau chantier en fin de saison et ça recommence. C’est hyper excitant en fait !
Vous venez de changer de foils, quel premier bilan tirez-vous ?
Anthony : Ça décolle un peu plus tôt, de l’ordre d’un nœud de moins. On sent aussi au près dans la brise que le bateau change de comportement et se rapproche de l’assiette et de l’’équilibre des autres trimarans. Mais, on défriche encore et le bateau n’a pas navigué au portant dans la mer et dans de l’air par exemple.
Vous partez pour 7500 milles, soit presque deux transats. Avec votre petit déficit de potentiel, craignez-vous que ça parte par devant avec de gros écarts à l’arrivée ?
Anthony : En voile, ça part souvent par devant mais il ne faut jamais désespérer ! Il faut juste continuer à bosser pour limiter l’écart. Parce que le jour où l’élastique se détend, tu reviens de moins loin. Ça, on l’apprend très bien en Figaro !
Thierry : Le parcours va être long, il est plein de pièges. Deux Pot- au-noir sont à franchir, il y a ce bord de près vers Ascension qui est nouveau… Il y aura des opportunités. Le scénario où le leader s’arrête et se fait passer par le droite ou la gauche, on l’a tous en tête. Tant que la ligne n’est pas franchie, d’autant plus sur ces bateaux qui naviguent sur le fil du rasoir, tout est possible. Si tu restes collé sous le dévent d’une île pendant 10 heures, l’autre s’en va, ça vaut pour tout le monde.
Est-ce qu’en dehors des avaries éventuelles des autres, vous pouvez faire mieux qu’il y a deux ans (Actual Ultim 3 avait terminé quatrième) ?
Anthony : On espère bien oui ! C’est compliqué cette question mais je pense qu’Actual Ultim 3 peut très bien faire un podium. Quand tu sais que tu vas un peu moins vite qu’un concurrent, tu ne peux pas rester collé toujours à côté de lui. Il faut soigner sa trajectoire, la météo, les effets de site. Les leaders peuvent aussi se cannibaliser en navigant au contact et partir sur une option moins bonne et toi qui te fais oublier, tu fais ton coup, ça permet de recoller. Il faut être à l’affût des opportunités mais ne pas dépasser les capacités du bateau ou les nôtres.
Justement, sur le rythme à bord, avez-vous réfléchi à un système de quarts ?
Anthony : Notre binôme est similaire avec la même expérience sur les mêmes bateaux, on a la même façon de raisonner, chacun peut tout faire. Les quarts, c’est très difficile d’écrire quelque chose sur un mur. Ça peut marcher avec un équipage nombreux. En double, il faut que ce soit souple. Si tu vois que tu es en forme et que tu peux laisser l’autre une heure à la bannette, c’est bien. Faire des cycles précis à la minute, c’est très contraignant car si tu n’arrives pas à les respecter, c’est là que l’un se retrouve en dette de sommeil ou rumine qu’il a moins bien dormi. Il faut regarder la mine de ton équipier et penser à l’autre.
Thierry : Laisser dormir l’autre, c’est un investissement pour ta propre récupération à terme. La journée est très rythmée par les manœuvres, l’arrivée des fichiers et les infos des routeurs. On sait qu’en Manche, on dormira très peu. Peut-être que dans le golfe, on arrivera à se poser un peu. Le but c’est aussi d’arriver fatigué avec l’impression d’avoir tout donné.
Vous avez l’air assez serein et heureux …
Anthony : Oui, c’est le cas. Peut-être qu’à la même heure dans une semaine, ce sera différent (rires). Quand tu connais le menu et que tu commences à scénariser ce qui va se passer, c’est là que le stress monte. Là, on va surtout profiter de l’événement, du village, d’avoir un beau bateau au ponton, des visites des partenaires et de la sympathie des gens…