TJV23_Start_aerial_2910JML3001
Édition 2023 12 novembre 2023 - 17h34

En coulisses… Avec les routeurs, "c’est très addictif"

Pendant deux semaines, les ULTIM se sont livrés une bataille féroce sur l’Atlantique. A bord, les skippers ont dû faire preuve d’audace dans leurs options stratégiques. Des choix, rendus possibles, grâce à leurs anges gardiens terriens : les routeurs. Sur la Transat Jacques Vabre Normandie Le Havre, seuls les ULTIM et les Océan Fifty ont le droit de les utiliser. En effet, leurs engins demandent une attention de tous les instants et des efforts physiques intenses. Les skippers n’ont que peu de temps pour analyser avec précision la météo et les routes possibles. C’est là que ces hommes de l’ombre entrent en scène.

En solo ou en colocation, ils sont connectés en permanence aux bateaux. Ils disposent d’un éventail extra-large d’informations météorologiques et de modélisation. Eux, ce sont les routeurs, des marins spécialisés en météo et en navigation hauturière. Quotidiennement, ils étudient le vent, les dépressions, l’anticyclone, et tentent de trouver la meilleure option sur l’eau. Aujourd’hui, les équipes disposent d'une télémétrie en temps quasi réel avec les bateaux, ce qui leur permet d'évaluer en permanence les performances et les changements météo. Comme le dit l’un d’eux, "la seule chose que vous n'avez pas, c'est le mouvement du bateau."

 

Rester en phase

Pour accompagner le Maxi Banque Populaire XI, l’équipe a engagé l'un des routeurs et experts météo les plus performants : Marcel van Triest. Le Néerlandais compte déjà 5 Ocean Race ou Whitbread à son actif, et a contribué, cette année, à la victoire de 11th Hour Racing sur The Ocean Race. Il travaille en solo, depuis sa maison à Majorque. Pour lui, l’harmonie avec l’équipage à bord de l’ULTIM est primordiale. "Il faut toujours faire attention. Ce n'est pas un jeu vidéo. On ne peut pas se contenter de pousser, pousser, pousser, sinon on n'arrive pas au bout, on ne peut pas épuiser le gars. Ces bateaux sont difficiles à manœuvrer. Vous ne pouvez pas dire "faisons deux petits virements de bord ici". Un virement de bord est une manœuvre importante. Il faut soulever les foils et les abaisser. Il faut 20 minutes où le cœur bat probablement à 180. Il faut donc veiller à économiser l’énergie du marin tant que c’est possible."

Pep Costa est le routeur de l’Ocean Fifty Réalités. Il travaille, à distance, avec David Lanier, prévisionniste. Pour eux aussi, être en symbiose avec leurs skippers est essentiel. Pep est en contact permanent avec le bateau, grâce aux messageries instantanées comme WhatsApp, il vit littéralement au rythme du bateau. "Je dors peu, je fais de toutes petites siestes, de temps en temps. C’est important d’être présent tout le temps, d’avoir les réponses aux questions et aux doutes stratégiques des skippers, à tout moment. Quand je vois qu’ils sont sur un bord un peu tout droit, je me cale une petite sieste d’une demi-heure, si je vois que ça va toujours, j’en refais une petite."

Du côté du Maxi Edmond de Rothschild, on a choisi l’option collective. Tous travaillent dans une maison à Lorient. Simon Fisher, alias SiFi expérimente pour la première fois la vie au sein d’une équipe de routage. D’habitude, c’est Erwan Israël qui s’y colle mais, cette fois, il est en mer. SiFi est épaulé d'Erwan Tabarly et du météorologue américain Chris Bedford. Eux aussi apprécient ces échanges en temps réel. "Ce qui est bien, c'est qu'on peut voir le fil des informations et revenir en arrière pour se référer à des choses antérieures, et on peut suivre le fil des pensées. Notre rôle est de leur rendre la vie aussi facile que possible. En gros, nous essayons d’assurer une veille, de manière à ce qu'il y ait toujours quelqu'un qui regarde l'écran. Lorsqu'il s'agit d'un sujet délicat ou d'une décision importante, tout le monde a tendance à collaborer. Et lorsqu'ils bombardent en ligne droite, nous pouvons nous reposer."

 

Des choix stratégiques et une décision finale 

Si la complicité est le point commun entre tous les bateaux, le processus de prise de décision semble varier d'une équipe à l'autre. Marcel Van Triest déclare : "Armel n’est pas trop en demande par rapport à d'autres. Je lui dis plus ou moins où aller. Il me connaît bien. Il sait que j'ai fait mes devoirs. Il lui arrive de poser des questions. La plupart du temps, c'est moi qui prends les décisions. J’ai un niveau de stress assez bas. J'ai un siège qui ne bouge pas, j'ai quatre grands écrans d’ordinateur, mais je n'ai que deux yeux (rires), je fais ça tous les jours. Armel est heureux de déléguer les décisions. Il ne pense pas pouvoir faire mieux à bord. Ce qu'il peut faire, c'est dire "nous ne pouvons pas tout à fait atteindre cette ligne" à cause de l'état de la mer, des choses comme ça, que je ne peux pas voir ou sentir".

En revanche, du côté de Réalités on a établi un plan de bataille avant le départ. Dans les coups de jus, c’est Pep qui est aux commandes ; dans les moments plus calmes, c’est Fabrice Cahierc et Aymeric Chappellier qui prennent les décisions. Pour Pep, l’échange est la base de leur relation. "Aymeric a beaucoup d’expérience donc j’apprends encore de lui. Il y a des moments où ils vont me faire confiance à 100%. Par exemple, la première nuit, on savait parfaitement où étaient les priorités et ce qu’on voulait faire, sortir de la dépression. Ils écoutaient chacune de mes directives. Mais maintenant que c’est plus calme et qu’on commence à avoir des choix tactiques à faire, je leur envoie mon avis par message et, quand ils sont sur des bords un peu plus longs, ils le lisent et disent s' ils sont d’accord ou non." 

 

Un côté addictif

Désormais, les ULTIM, comme les Ocean Fifty, ont atteint un tel niveau de technologie, avec une connexion internet à haut débit à bord, que le niveau de jeu s’est sacrément élevé. Au point qu’une certaine dépendance s’est développée, celle de l'analyse constante des données et de l'observation des stratégies minute par minute. "Ça devient trop addictif, reconnaît Pep Costa, c’est comme si j’étais assis sur un pouf dans le bateau et que je leur parlais directement. Je vois comment le bateau se déplace à la seconde, je vois parfaitement la vitesse qui change, le pourcentage de l’air, le vent, un degré de plus, un degré de moins…Donc oui, c’est hyper addictif et c’est hyper compliqué de lever le nez. Je ne suis pas sorti de chez moi depuis le départ de Lorient !" Pour Marcel Van Triest, l’addiction tient aussi au résultat. "C’est comme une partie d’échecs, à l'échelle planétaire. Avec ces bateaux, bien faire ou mal faire, ça se voit tout de suite. Vous n'êtes jamais à l'abri de perdre à nouveau votre avance. C'est ce qui est intéressant. Ce sont des bateaux fantastiques."

Mais il manque quand même une donnée essentielle selon Simon Fisher "le plus bizarre, c’est de ne pas ressentir, littéralement sous mes fesses, à quel point la navigation est ardue ou facile et d’agir en conséquence", conclut SiFI en riant. "Il est toujours utile, lorsque vous essayez de prendre la meilleure décision, d'être sur le pont et de naviguer sur le bateau. C'est un peu étrange d'être déconnecté de ce sentiment, d'essayer de se faire une idée depuis le confort de la maison.... et puis vous voyez les vidéos des skippers en train de se prendre 40 noeuds de vent et vous vous dites..."Whaou"."

Partager