Julien Villion à la sieste (© Team Teamwork.net)
Édition 2023 15 novembre 2023 - 17h30

Chuuut, ça dort… Comment gérer le sommeil à bord ?

Le sommeil est bien souvent la clé du succès. Il est en tout cas un paramètre essentiel pour garder les marins en forme et donc compétitifs. Qu’ils soient adeptes des traditionnels "quarts" ou du rythme naturel, chacun a sa méthode et ses rituels. Décryptage avec quelques dormeurs expérimentés et le docteur François Duforez, médecin du sport, spécialiste du sommeil.

Lorsqu’un skipper a dormi, y a pas photo, ça se sent ! "Je viens de me réveiller de ma sieste donc je suis de très bonne humeur !" Dixit Baptiste Hulin (AMIPI - Tombelaine Coquillages) lors d’une vacation. Avec un début de course sur les chapeaux de roue, les nuits furent très courtes voire inexistantes. Les binômes ont désormais trouvé leur rythme de croisière.

 

A chacun son rythme 

Le principe de la navigation en duo est : chacun fait son quart. A tour de rôle, lorsque l’un est à la barre, l’autre se repose, bricole, mange… Bref s’occupe de lui ou du bateau. C’est à ce moment-là que s’opèrent les siestes. En effet, il est presque impossible de faire une nuit complète lorsqu’on est en mode course. Après sondage sur la flotte de la Transat Jacques Vabre Normandie Le Havre, les skippers dorment en moyenne entre 1/4h et 3h. 

"On a trouvé notre rythme un peu après le gros passage de front en début de course", confie Violette Dorange (DeVenir). "On a réussi à se recaler sur un bon rythme. On fait des quarts de 2h et là on est beaucoup plus reposés qu’en début de course." En effet, dans le cœur de la dépression, les quarts étaient bien plus réduits comme le raconte Pierre Quiroga (Viabilis Océans). "On était sur 1h environ, c'était assez court, on était au près. Il y avait de la mer donc on faisait 1h chacun. Depuis la dorsale, c’est beaucoup plus facile, on se repose au besoin." Même son de cloche, côté Class40, à bord de Nestenn Entrepreneurs pour la planète, où on dort un peu plus. "Au niveau du sommeil on était partis sur le même rythme que toutes les courses de cette année", raconte Jules Bonnier "Dès qu'on était au large c'était 3 h et c'est vrai que parfois on dépasse un peu, mais ça nous va bien."

Finalement, la majorité fonctionne au feeling. Pas de réveil dans la bannette (lit à bord) pour respecter le rythme naturel de son colocataire. "On dort très très bien. On a une alternance sans mettre de réveil", enchérit Alexandre Le Gallais (Trimcontrol). "C’est physiologique. On fait notre cycle de sommeil qui est souvent de 1h30 à 2h".

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© Team Paprec Arkea Yann Eliès en pleine nuit !

Les seuls à faire peut-être exception, ce sont Yoann Richomme et Yann Eliès. A bord de Paprec Arkéa, on dort en général 5h voire 6h ou plus et ce depuis le départ. "On a un système de quart un peu différent des autres. Les nôtres sont libres. On peut dormir autant qu’on veut. C’est la personne de quart qui réveille l’autre quand il n’est plus au top de sa forme et pas assez performant. Ça fait des cycles assez naturels et je trouve qu’on en voit les effets positifs, on est vraiment en forme et ça c’est plaisant."

Les experts du dodo

Dans son dictionnaire amoureux de la voile (Plon, 2020), Loïck Peyron écrit : "La dette (du sommeil) en mer, c’est la soumission aux éléments. (…) On peut être légèrement indisposé par les premières heures de mer, sous-alimenté, voire déshydraté. Mais l’addition de ces éléments ne vous mettra jamais en danger comme le manque de sommeil."

La question est : quelles sont les limites ? A vouloir laisser le corps choisir, n’y-a-t-il pas un risque de somnolence, comme en voiture ? Nous avons demandé à François Duforez, médecin du sport et spécialiste du sommeil. Le fondateur de l’European Sleep Center suit les skippers depuis 20 ans. "tout d’abord, il y a l’expérience qui permet ce rythme naturel. C’est parce qu’ils sont très bons qu’ils ressentent bien les choses. Et quand on commence à bien se connaître, le moment où la pression du sommeil devient trop importante, on sait qu’il faut aller réveiller l’autre." Et cela se traduit souvent par des petits signes. On a un peu plus froid, on a les yeux qui papillonnent, un relâchement musculaire au niveau de la tête et des trapèzes. Il est alors tant d’aller remplacer son acolyte en mode horizontal. 

 

"Le cycle du terrien n’est pas celui du marin"

Nos nuits se décomposent en cycles de sommeil. Chaque cycle se déroule en 3 phases : 

  • Le sommeil léger : celui de la sieste
  • Le sommeil profond : celui qui permet de régénérer les cellules, refaire les stocks énergétiques, consolider la mémoire et les connaissances et détoxifier le cerveau
  • Le sommeil paradoxal : celui qui est le plus énergivore, celui des rêves.

A terre, les petits dormeurs vont, par exemple, faire 3 cycles de 2h (pour une nuit de 6h). Les belles au bois dormant seront plutôt sur 5 cycles de 1h30 (nuit de 7h). Chaque être humain a son propre fonctionnement mais ne le connaît pas forcément. 

Les marins, eux, ont appris à chronométrer et maîtriser leurs cycles. "La qualité du sommeil qu’ils ont en mer est totalement différente du sommeil monophasique du terrien (entre 6 et 9h par nuit)", explique le docteur François Duforez. "Ils ont appris l’utilité de la sieste".

En effet, la fameuse sieste est bien l’une des méthodes de récupération testée et approuvée, surtout en double. Quand l’un peut veiller, l’autre dort. "Quand les conditions sont stables, ils peuvent faire un cycle de sommeil complet. Ils vont avoir le sommeil léger, profond et paradoxal donc c’est récupérateur, même s'il n’y en a pas assez. C’est le privilège des transats en double, parce que quand vous êtes en solitaire, notamment sur les ULTIM, c’est compliqué."

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© Team Viabilis Petite sieste à bord de Viabilis Océan

Autre moyen de récupérer les mini-siestes ! On les appelle aussi "sommeil polyphasique". Elles durent entre 10 min et 40 min. Au début, le sommeil est superficiel. Au fur et à mesure que la dette de sommeil s’installe, on peut tomber dans le sommeil profond, voire le paradoxal. 

Enfin, à une échelle encore plus courte, il existe les micro-siestes ou "sommeil flash". Cela s’apparente davantage à de la somnolence. "Sans qu’ils s’en rendent compte, les skippers ont ces moments de "sommeil flash" qui durent moins de 5 min," explique le docteur François Duforez. "C’est du sommeil léger qui est finalement récupérateur, pas autant qu’un sommeil profond ou paradoxal, mais c’est déjà ça. Et en mer, il n’y a pas trop de feux rouges, ni de sens giratoires. Les marins le font dans des conditions standards, et souvent sans s’en apercevoir."

Encore une fois, les marins sont à deux sur cette transatlantique. "On fait vraiment comme le corps fonctionne," raconte Denis Van Weynbergh (D’IETEREN GROUP). "Ça marche bien parce que Gilles n’a pas les mêmes cycles que moi donc on est complémentaire là-dessus."

L’extension du sommeil 

Quelques jours avant le départ, les navigateurs ont tendance à caler leur rythme de quarts en amont et donc à dormir moins. Depuis plusieurs transats, les médecins parlent aux skippers d’une technique inverse : l’extension du sommeil, autrement dit, emmagasiner des heures de dodo avant le grand jour. Jusque là, la chose semblait impossible. Mais depuis une dizaine d’années, les études tendent à prouver le contraire. 

Tout part de celle réalisée par l’Université de Stanford en 2011. Elle porte sur le sommeil des membres de l'équipe de basket masculine du campus. Après avoir gardé leur rythme habituel pendant 2 à 4 semaines, ils ont ensuite suivi une période "d’extension du sommeil", jusqu’à 10h par nuit, sur 5 à 7 semaines. Résultats : sprint plus rapide, précision du tir amélioré et 9% de réussite supplémentaire au lancer franc et au panier à 3 points. 

De là à l’appliquer à la course au large, l’idée fait son chemin. Pour le docteur François Duforez, cette option doit être sérieusement étudiée. "Pour des raisons familiales, de sponsors, de préparatifs, les marins dorment moins et on s’est aperçu que c’était dangereux. Les accidents arrivent souvent dans les premiers jours de course parce que la dette de sommeil est trop importante et s’ils n’ont pas stocké du sommeil avant, ils augmentent leur facteur de risque."

Les rituels d’endormissement

Que les cycles durent 1h, 2h ou 5h, le premier obstacle pour nos marins est bien d’arriver à s’endormir. Et c’est bien connu, plus on se répète qu’il faut dormir, moins on y arrive. Compter les moutons n’est pas forcément plus efficace. Alors certains ont leur petits rituels. Sur cette course, Pierre Quiroga (Viabilis Océans) a emmené des écouteurs réducteurs de bruits pour l’aider "il faut savoir faire preuve d'abstraction des bruits environnement qui sont très très forts et très anxiogènes. Mes écouteurs me permettent d'être dans ma bulle pour un court instant de doux sommeil."

Le docteur François Duforez se rappelle l’habitude de Jean-Pierre Dick, grand navigateur. "Il avait toujours le même oreiller, sur lequel il pouvait se caler et qui lui permettait de s’endormir le plus vite possible. Quand le corps se sent en sécurité, le cerveau arrive plus facilement à récupérer. Cet oreiller était son doudou. Il a fait deux fois la Barcelona World Race, deux fois le Vendée Globe et toutes les transats, je pense que c’est l’oreiller qui a le plus voyagé dans le monde."

Autre technique : le rituel nutritionnel comme la confiture de maman ou le chocolat fétiche. C’est un autre genre de doudou, plus gustatif, mais sans doute tout aussi efficace que la poudre dorée de Nounours avant de dire "Bonne nuit les petits, faites de beaux rêves !"

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